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"La justice est incapable de s'adapter au terrorisme islamiste de masse"

Flash info 21/09/2017

"La justice est incapable de s'adapter au terrorisme islamiste de masse" - Syndicat Unité Magistrats SNM FO

 

Avec l'aimable autorisation de Aziz ZEMOURI, grand reporter au journal Le Point  

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Béatrice Brugère, ex-juge antiterroriste et secrétaire générale de FO-magistrats, dénonce l'absence de stratégie à long terme contre le terrorisme.

Le Point : Fallait-il mettre fin à l'état d’urgence ?

 

Béatrice Brugère :L'état d’urgence, comme son nom l'indique, est une mesure exceptionnelle qui ne peut perdurer face à une menace qui s'inscrit dans la durée. Elle fut davantage une réponse politique qu'une réponse au terrorisme proprement dit, car son efficacité réelle contre le terrorisme est allée rapidement en décroissant, passé les quinze premiers jours. Cela a permis d'interpeller des individus et de lancer des procédures contre des personnes connues pour lesquelles on manquait souvent d'éléments pour procéder à leur arrestation. Aujourd'hui, il n'a plus vraiment de légitimité, et le projet de loi examiné en ce moment à l'Assemblée nationale a pour objet d’en sortir. En revanche, l'état d'urgence a été bénéfique pour la police et le maintien de l'ordre public, car cela a permis de surveiller des individus sur lesquels pesaient des soupçons sans passer par une procédure judiciaire. Certaines prorogations ont également permis d'améliorer notre arsenal législatif.

 

Que pensez-vous du projet de loi actuellement en discussion à l'Assemblée nationale et qui vise à faire passer dans le droit commun les principales mesures de l'État d'urgence ?

 

Ce projet de loi ne cible pas le terrorisme stricto sensu. Il vise à maintenir un ordre public efficace, en transposant une partie des mesures de l'état d'urgence dans une loi ordinaire. On n'y voit aucune vision ni stratégie de lutte contre le terrorisme à long terme. Certes, la justice réagit plutôt vite et bien après un attentat. Le parquet antiterroriste est très efficace. Mais nous avons encore des lacunes pour prévenir lesrisques et éviter les attentats. En outre, il perpétue le contournement du juge judiciaire, comme c'est le cas depuis 2015 avec la loi sur le renseignement intérieur, au profit de l'administration et de son principal représentant, le préfet. C'est peut-être plus rassurant pour le politique de confier plus de pouvoir à la police administrative et au juge administratif, mais cela brouille les notions entre prévention et répression.

L'État aurait pu faire un autre choix : celui de renforcer le travail de la justice, ce qui aurait nécessité de réformer toute la chaîne pénale, de l'enquête jusqu'à l'exécution des peines. Or, pour cela, il faut davantage de moyens alloués à la justice et s'attaquer également à la complexité de la procédure pénale. Jusqu'en 2016, nous n'avions qu'un seul juge d'application des peines (JAP) compétent en matière de terrorisme. Selon la commission d'enquête parlementaire, il gérait seul 240 condamnés et devait contrôler plus de 70 d'entre eux qui purgent leur peine hors les murs de la prison ! Aujourd'hui, ils sont deux magistrats pour l'application des peines.

Près de 17 000 personnes radicalisées ont été fichées et nous n’avons en face qu'une trentaine de magistrats spécialisés à Paris.

 

Quelle stratégie à long terme préconisez-vous contre le terrorisme ?

 

La justice est incapable tant dans ses moyens que dans son organisation de s'adapter à la situation actuelle d'un terrorisme islamiste de masse. Nous ne sommes plus dans les années 1980 avec des groupes de quelques personnes organisés de manière classique. Les terroristes agissent en réseau de manière dissimulée et disséminée sur tout le territoire en utilisant les nouvelles technologies, les réseaux sociaux ainsi que des messageries cryptées. De plus, nombreux sont ceux qui rentrent formés au combat de la guerre en Syrie. Ainsi, près de 17 000 personnes radicalisées ont été fichées et nous n’avons en face qu'une trentaine de magistrats spécialisés à Paris, parquet et instruction confondus. Cette centralisation est une force et une faiblesse. Une force pour réagir vite et fort et travailler de concert avec les services de renseignements. Une faiblesse au regard de la quantité et de la dissémination sur tout le territoire d'actes de terrorisme parfois de basse intensité qu'il ne faut pas pour autant négliger. Les terroristes fonctionnent en réseau de proximité idéologique sans toujours des donneurs d'ordre. Ils ont à disposition un kit de prêt-à-penser et de prêt-à-agir pour tous les volontaires.

Les prisons sont également un grand sujet d'inquiétude sur la propagation de cette idéologie violente. La police et le renseignement, eux, ont été renforcés tant dans leurs effectifs que dans leur organisation.

Depuis deux, trois ans, ils se sont adaptés à la menace. Sur le renseignement, il a fallu retravailler la carte et le territoire. La justice, elle, n'a pas changé. Nous restons dans notre hypercentralisation. Le parquet de Paris instruit des milliers de procédures, il est en voie d'être asphyxié. La centralisation n'est pas un problème en soi, mais doit être complétée par une déconcentration de magistrats spécialisés sur le territoire qui feraient des enquêtes en amont indépendamment des attentats. Cela pourrait être des juridictions interrégionales spécialisées, dites JIRS, ce qui permettrait également de croiser les enquêtes avec des faits de criminalité organisée. Alors, cela aurait du sens de créer un procureur national antiterroriste pour récupérer du renseignement, l'analyser et élaborer une stratégie judiciaire nationale.

 

Selon vous, cet engorgement est une des raisons pour lesquelles le parquet antiterroriste évite de qualifier en procédure terroriste des actions violentes ?

 

En effet, à terme, pour des raisons de moyens, la qualification de terrorisme sera de moins en moins usitée. C'est nous, magistrats, qui qualifions un acte en "terrorisme" ou non. C'est l’intention terroriste qui transforme une infraction de droit commun en acte terroriste. Si le parquet est débordé, il aura tendance à privilégier les actes les plus graves ou les plus évidents. Par exemple lorsqu'en janvier 2016, un individu fonce en voiture sur des forces Sentinelle près d'une mosquée à Valence en criant "Allah Akbar". La qualification terroriste n'est pas retenue. On est pourtant dans un cas typique d'action prônée par l'État islamique. Si l'auteur est condamné pour du droit commun, sur son casier judiciaire, il sera traité en délinquant de droit commun. Il ne fera l'objet d'aucune vigilance judiciaire particulière lorsqu'il l'État islamique. Si l'auteur est condamné pour du droit commun, sur son casier judiciaire, il sera traité en délinquant de droit commun. Il ne fera l'objet d'aucune vigilance judiciaire particulière lorsqu'il demandera une permission ou quand il recouvrera la liberté. C'est une possible déperdition d’information. La multiplicité des actes de terrorisme de ce type ou de simples agressions sont parfois traités en droit commun et il y a un risque de sous-évaluation de la réalité de la menace. De même, le délit d'apologie du terrorisme est traité souvent comme un signal faible. C'est devenu un contentieux important qui mériterait sans doute des investigations plus poussées mais, souvent, ce sont les moyens qui manquent. Il est nécessaire de renforcer nos moyens sur tout le territoire et d'avoir une stratégie globale de lutte contre le terrorisme à long terme.

Il y a urgence à repenser la chaîne pénale et l'organisation de la justice au regard de la quantité des nouvelles menaces et du terrorisme si l'on veut rester une justice efficace.

 

Cela explique-t-il qu'on parle désormais beaucoup d'actions de "déséquilibrés" ?

 

Quand l'acte est affreux, on dit régulièrement dans les médias que c'est l'acte d’un déséquilibré. C'est parfois un peu simpliste et facile. Or la justice doit se poser une seule question : est-ce qu'il a commis un acte terroriste ? et est-il responsable de ses actes ? Un pervers narcissique est aussi un déséquilibré qui peut être très bien intégré à la société. On confond parfois psychiatrie et psychologie. Nos délinquants ne sont pas toujours très équilibrés, cela n'en fait pas pour autant des cas psychiatriques.

 

On a beaucoup critiqué la guerre des services en matière de police, cela existe-t-il en matière judiciaire ?

 

Nous ne fonctionnons pas de la même manière. Il n'y a pas de concurrence à proprement parler, mais il y a des cloisons. Les JIRS qui travaillent sur la criminalité organisée ne sont quasiment pas sollicitées en matière de terrorisme. C'est un modèle français, certains de nos voisins comme l'Italie ou l'Espagne fonctionnent avec de l'analyse et des regards croisés. Les terroristes ne sont pas tous issus du crime organisé, certes. Néanmoins, beaucoup de terroristes ont un passé de délinquant de droit commun. Il existe des zones de porosité ou d'intérêt commun comme le trafic d armes, la contrefaçon, l'utilisation de faux documents et de faux papiers, parfois même pour les stupéfiants ou l'exploitation des migrants. On ne doit pas se priver d'un regard croisé ni de renseignements entre ces deux criminalités. Le problème de notre système judiciaire, c'est l'absence d'une culture du renseignement. Nos procédures favorisent même de la déperdition d’informations. Cela ne sert à rien d'avoir des magistrats hyper-spécialisés si vous n'avez pas une chaîne pénale adaptée. L'application des peines est de ce point de vue devenue un enjeu essentiel pour prévenir la récidive et identifier des individus potentiellement très dangereux. Il faut que tout le monde travaille en synergie et la création récente d'un renseignementpénitentiaire par Jean-Jacques Urvoas (ministre de la Justice de janvier 2016 à mai 2017, NDLR) est très positive. Cela est d'autant plus nécessaire que les juges d'application des peines ont également une masse de dossiers à suivre et doivent être très vigilants. De plus, les dernières lois pénitentiaires favorisent les aménagements de peine et les libérations conditionnelles. Les procédures de révocation sont tellement lourdes que tout incite à éviter de revenir sur un aménagement de peine. La complexité des procédures et la possibilité de faire appel de toutes les décisions alourdissent le travail des magistrats souvent au détriment de la qualité du contrôle. Il y a urgence à repenser la chaîne pénale et l'organisation de la justice au regard de la quantité des nouvelles menaces et du terrorisme si l'on veut rester une justice efficace.

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