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Justice en questions n°2 : Délinquance: quelles enquêtes pour quelles poursuites?

Flash info 30/06/2015

Justice en questions n°2 : Délinquance: quelles enquêtes pour quelles poursuites? - Syndicat Unité Magistrats SNM FO

Selon les dernières statistiques disponibles (2013), 1,52% des affaires pénales poursuivies ou ayant donné lieu à une procédure alternative sont confiées à un juge d’instruction. Le pourcentage tombe à 1,36% si l’on prend en considération le nombre d’affaires poursuivables (dont les infractions sont caractérisées et les auteurs identifiables) et il chute à 0,4% si l’on intègre celles qui sont transmises par l’ensemble des services enquêteurs de toutes les administrations.

Ce faible taux de saisine des juges d’instruction vient notamment de la méfiance politique à leur égard, née en réaction aux affaires de corruption qui ont atteint les plus hauts niveaux de l’Etat. Le juge d’instruction s’est trouvé ainsi relégué aux marges de la chaîne pénale et ses prérogatives ont été elles-mêmes lestées d’une multitude de contraintes qui font de l’information judiciaire un parcours semé d’embûches juridiques et plein de chausse-trappes procédurales.

Depuis la loi Perben II (2004), les pouvoirs qui lui étaient autrefois réservés ont été étendus aux parquets hiérarchisés. Ces derniers se sont vus dotés de la plupart des moyens d’enquête des juges d’instruction, y compris pour les infractions les plus graves, que ce soit en enquête de flagrance (dont la durée a été étendue jusqu’à 16 jours), ou en enquête préliminaire : écoutes téléphoniques, auditions forcées, perquisitions sans consentement de jour comme de nuit, infiltrations, examens techniques, poses de balises de géolocalisation, délivrance de mandats de recherche, etc.

Les procureurs ont désormais un quasi-monopole sur l’ouverture de l’enquête, les investigations qui sont faites – ou ne le sont pas – et le choix des poursuites (ou des non-poursuites). Qui décide de l’ouverture, de l’ampleur, de l’étendue et de la durée d’une enquête, de qui doit passer en jugement et de quelle manière ? Dans plus de 98,5% des cas c’est le seul parquet. Ses choix, qui conduisent la moitié des affaires vers la « troisième voie» (plaider-coupable, classement sous condition, médiation, rappel à loi, etc.), c’est-à-dire en dehors des prétoires, sont opérés sans aucun contrôle extérieur des investigations et sans évaluation de la pertinence des critères de poursuites ou de non-poursuites et d’orientation des procédures.

Le contrôle du juge des libertés et de la détention (JLD) sur les mesures les plus intrusives et les plus attentatoires aux libertés est-il une garantie suffisante ? Il est permis d’en douter : le JLD n’est pas le juge de l’enquête, il n’est qu’un «visiteur du soir» dans des enquêtes auxquelles il demeure étranger. Son statut, ses moyens et ses attributions ne sont pas à la hauteur de la mission qui lui est impartie puisqu’il est privé de tout pouvoir d’intervention dans la conduite des enquêtes, qu’il ne peut vérifier la légalité des actes accomplis par les enquêteurs et ne peut adresser d’injonction au ministère public. Si les actes des juges d’instruction sont aujourd’hui balisés et encadrés par une multitude de recours ouverts aux parties tout au long de l’information judiciaire, il n’y a rien de tel dans les procédures conduites par les parquets. Pas de contradictoire, pas de contrôle de la régularité des actes, pas de vérification des charges avant le renvoi en jugement... A la «surjudiciarisation» de l’instruction, répond la «sousjudiciarisation» du parquet. Pour 1,5% (en comptant large) de procédures surcontrôlées, 98,5% ne le sont pas du tout.

Cette mainmise du parquet sur l’enquête et la poursuite pose évidemment la question de l’indépendance du ministère public, qui a déjà valu à la France trois condamnations de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). La France feint d’ignorer ces rappels à l’ordre, mais elle ne pourra se maintenir éternellement sur une position aussi escarpée. D’ailleurs, la CEDH elle-même n’a sans doute pas envisagé toute l’étendue du problème, car il ne se mesure pas seulement à la dépendance envers le pouvoir exécutif.

La soumission interne des magistrats du parquet à leur hiérarchie n’a cessé en effet de se renforcer au cours des vingt dernières années, sous couvert d’une rationalisation du travail judiciaire qui n’a plus que deux priorités : les statistiques et la conformité aux impératifs d’une «réponse pénale» systématique et standardisée, axée sur les demandes (vraies ou supposées) de l’opinion publique. Une gestion des carrières placée sous haute surveillance et l’usage – voire l’abus – du pouvoir disciplinaire sont devenus les principaux outils de management des chefs de parquet (mouvement qui n’a pas non plus épargné le siège). Parfois ils sont agrémentés d’un harcèlement moral qui grignote insidieusement les garanties statutaires qu’accorde encore, en pointillé, le statut de la magistrature.

L’arbre du juge d’instruction cache donc la forêt du parquet et les débats habituels sur la procédure pénale occultent la seule question qui mérite d’être posée : comment concilier la protection des libertés individuelles et collectives pour satisfaire aux standards européens des droits de l’homme avec l’efficacité de l’action pénale, face à des formes de délinquance dont beaucoup étaient inconnues de la justice lorsqu’a été rédigé le code de procédure pénale ?

Car les choses ont bien changé depuis 1958, époque où le taux de criminalité était de 13,8‰. Il a aujourd’hui été multiplié par quatre, pour s’établir à 54,6‰ (en 2012). Ce n’est pas qu’une question de chiffres, car la structure et les formes de criminalité se sont aussi profondément modifiées. D’autres délinquances appellent d’autres traitements, d’autant que les exigences procédurales se sont aussi considérablement accrues ces dernières années, sous l’influence notamment de la CEDH.

Un nouveau cadre d’enquêtes et de poursuites pourrait reposer sur trois piliers. Le premier serait un ministère public auquel serait retiré tout pouvoir d’initiative en la matière. Responsable de la parole publique, il serait pleinement le défenseur de la société, mais il perdrait la direction de l’action publique. Il retrouverait ainsi un rôle clair, en harmonie avec les normes dégagées par la CEDH. Même en nombre réduit, les parquetiers pourraient avoir ainsi une vraie politique pénale et une partie conséquente des effectifs actuels des parquets serait redéployée vers le siège, et plus particulièrement sur le pôle des enquêtes qui constituerait le second pilier et le pivot de la nouvelle architecture.

Ce pôle consisterait en une chambre des enquêtes au sein de chaque tribunal ou (plus utilement) dans un tribunal par département. Elle aurait une compétence exclusive pour ouvrir les enquêtes, les conduire et diriger les services de police et de gendarmerie. Disparaîtrait ainsi la distinction procédurale entre les enquêtes en flagrance et en préliminaire d’un côté, les informations judiciaires de l’autre, au profit d’un cadre d’enquête uniforme placé sous le contrôle et la direction d’une autorité judiciaire unique. Ne subsisterait que la différence entre les enquêtes pour crimes et délits, la chambre des enquêtes étant tenue d’effectuer en matière criminelle un certain nombre d’actes tenant aux investigations de personnalité, comme c’est actuellement le cas. Le contrôle de la légalité et de l’opportunité des actes d’enquête serait par conséquent unifié : une garde à vue, une expertise, une perquisition, une écoute téléphonique, etc. pourraient être immédiatement contestées, acte par acte, selon un régime de recours lui aussi uniforme, par toute personne mise en cause dans l’enquête.

La phase de mise en examen mérite une attention particulière. Le changement de terminologie, qui a conduit au remplacement sémantique de l’inculpation par la mise en examen, a manifestement manqué son but. Il a échoué à «déculpabiliser » les personnes poursuivies, sur lesquelles le soupçon et l’opprobre l’emportent en général sur la présomption d’innocence dans l’opinion commune. Ne subsisterait ainsi que le statut de témoin assisté, qu’accorderait la chambre des enquêtes d’office, sur requête du parquet ou sur demande de toute personne mise en cause pour avoir accès au dossier. Il ne serait plus nécessaire ainsi de recourir à une mise en examen formelle, assimilée à l’existence de charges qui valent souvent comme une pré-condamnation. L’audition en garde à vue procurerait de plein droit le statut de témoin assisté.

La disparition de la mise en examen permettrait aussi l’audition de toute personne, tout au long de la procédure d’enquête, par les services de police. Les règles qui, dans notre tradition juridique, interdisent de faire entendre un mis en examen par la police, n’auront plus de raison d’être dès lors que l’avocat du témoin assisté ou de la victime aura accès à tous les actes d’enquête avant tout interrogatoire, par la police comme par un juge. S’il convient d’en conserver certains confidentiels à certains stades de la procédure, comme une écoute téléphonique en cours d’exécution, aucune personne ne pourrait cependant être entendue sur des pièces qui ne lui auraient pas été communiquées, ni renvoyée en jugement sans avoir pu s’expliquer sur l’ensemble des charges recueillies au cours de l’enquête. Il va de soi qu’une mesure de détention provisoire ou de contrôle judiciaire ne continuera d’être possible qu’en démontrant l’existence de charges suffisantes d’une part, de la nécessité et de la proportionnalité de la mesure d’autre part.

La disparition de la mise en examen s’accompagnerait symétriquement de la fin des constitutions de partie civile à ce stade de la procédure. Toute victime pourrait solliciter l’ouverture d’une enquête et, bénéficiant des mêmes droits que les témoins assistés, aurait ainsi accès aux pièces du dossier pour demander ou contester la réalisation d’actes dans la mesure de ses intérêts.

Reste le troisième pilier constitué, dans chaque tribunal, d’une chambre des libertés aux fonctions et aux compétences étendues. Elle serait d’abord l’instance devant laquelle seraient portés les recours contre les décisions des juges des enquêtes faisant grief à toute personne concernée par la procédure. On peut même envisager qu’elle soit sollicitée pour adresser des injonctions à ces derniers en vue d’effectuer des actes d’enquête ou de procédure, à la demande du parquet ou de toute personne intéressée.

Instance de surveillance et de contrôle des enquêtes, elle gèrerait par conséquent tout le contentieux de celles-ci et aurait bien entendu une compétence exclusive, sur saisine de la chambre des enquêtes ou du procureur, pour imposer les mesures privatives ou limitatives de liberté. A la fin de l’enquête, son rôle serait de décider de l’orientation des affaires, après avis du parquet. Elle aurait le choix soit du classement sans suite, y compris en opportunité, soit du classement sous condition, soit d’une procédure courte sur reconnaissance de culpabilité (qui se déroulerait le cas échéant devant elle), soit enfin du renvoi devant une formation classique de jugement. Ce n’est que dans ce dernier cas que le parquet aurait à rendre un réquisitoire définitif et la chambre des libertés une ordonnance de renvoi, sur le modèle existant actuellement à l’instruction. Il devrait être admis toutefois, dans les affaires simples renvoyées devant le tribunal correctionnel, que le réquisitoire et l’ordonnance puissent contenir des motivations réduites, voire la seule qualification de renvoi.

Ces changements ne seront pas sans effet sur les méthodes de travail des forces de police et de la justice, même si cet aspect de la réforme n’est pas celui qui apparaît, de prime abord, comme le plus évident. La modernisation et la simplification de l’appareil répressif doivent être appréciées à l’aune de deux contraintes contradictoires. D’un côté, les moyens financiers de l’Etat sont et seront de plus en plus limités. De l’autre, la délinquance et la criminalité réelles posent des défis croissants, à la fois quantitatifs et qualitatifs, aux instances d’application de la loi.

A côté d’une délinquance et d’une criminalité qui demeurent traditionnelles, le monde contemporain a fait naître en effet à toutes les échelles (du local au global) de nombreuses menaces de forte intensité et de haute fréquence délinquantes et criminelles. Tous les systèmes répressifs du monde sont confrontés à ces nouvelles menaces polymorphes, qui ont remodelé le paysage criminel au cœur des sociétés modernes. La plupart des pays ont engagé la réforme de leurs méthodes d’enquêtes et de poursuites pour en tenir compte, certains depuis longtemps, tandis que la France demeure la lanterne rouge en matière de techniques d’investigations et de modes de poursuites. Elle n’a pas pris la mesure de ces nouvelles formes de criminalité nées, pour la plupart, de la mondialisation, ni voulu voir qu’elles requièrent une approche entièrement différente, «pro-active» et non plus «réactive» des instances d’application de la loi.

La rationalisation et la simplification des modes d’enquêtes et de poursuites, fondés sur une procédure lisible et respectueuse des droits des personnes mais qui ne sacrifierait pas l’efficacité des investigations, feraient simplement entrer notre système judiciaire dans le XXIe siècle par la grande port : on ne saurait dire que ce soit une révolution indésirable.

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