Permanence : 01 44 32 54 63
Page LinkedIn
Unité Magistrats FO

Burkini : l'ordre public doit-il aller se rhabiller?

Carrière 14/09/2016

Burkini : l'ordre public doit-il aller se rhabiller? - Syndicat Unité Magistrats SNM FO

Un vêtement qui couvre les femmes de la tête au pied est-il devenu plus choquant qu’un sein nu (sur la plage ou ailleurs) pour l’ordre public ? Politiques, médias et internautes pourront en débattre encore longtemps, chacun selon ses goûts, sa morale ou ses convictions. Pour les juristes, ce sujet éveille d’autres débats, qui portent sur la notion même d’ordre public. La difficulté n’est pas tant de mesurer l’échancrure des corsages ou la position d’un voile entre la tête et les épaules, que de savoir ce qu’il faut faire d’une notion qui apparaît trop encombrante aux uns, trop galvaudée aux autres.

Le burkini estival a placé la polémique sur un terrain précis, celui de la nature et de l’étendue du pouvoir de police des maires. Ce dernier « a pour objet d’assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques » selon l’article L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales. La décision eût-elle été prise par un préfet qu’elle se serait posée, en droit, dans des termes identiques. Il est admis que le « bon ordre » s’identifie à l’ordre public dont le préfet – autorité administrative – est garant tout autant que le maire – autorité territoriale. Les mêmes principes s’appliquent donc, dès qu’il est question de porter atteinte à une liberté constitutionnelle : ceux d’ « adaptation », de nécessité et de proportionnalité, afin que prévale l’exercice des libertés publiques dans l’espace public. On peut restreindre cet exercice, mais pour des raisons exceptionnelles : reste à savoir lesquelles.

La ligne de démarcation qui a longtemps prévalu avait été posée par une formule lapidaire du Conseil d’État le 19 mai 1933, dans son célèbre arrêt Benjamin : il appartient au maire de ne prendre en considération qu’une menace de trouble dont le degré de gravité serait tel qu'il n'aurait pu, sans émettre son interdiction, maintenir l'ordre en édictant les mesures de police qu'il lui appartient de prendre. Autrement dit, pour interdire l’exercice d’une liberté publique, la seule notion d’ordre public recevable était celle de troubles manifestes, graves (voire insurmontables) et imminents, que les moyens du maintien de l’ordre n’auraient suffi à empêcher ou contenir.

Mais la vénérable institution que constituait l’arrêt Benjamin n’avait pas résisté, en 1995, à une attraction qui commençait à sévir dans les boîtes de nuit, celle du « lancer de nain » importé d’Amérique, pays connu pour sa tolérance envers les libertés individuelles. Pouvait-on interdire un spectacle dans lequel la victime était consentante, puisque payée pour servir de projectile pour le plaisir des spectateurs venus assister à l’attraction ? C’eût été difficile à motiver au nom du risque d’un trouble grave que ne pourraient contenir les forces de l’ordre. Le Conseil d’État, choqué comme beaucoup d’autres, n’eut donc d’autre choix que de valider une autre conception du pouvoir de police : l’atteinte à la dignité de la personne, constituée par l’utilisation d’une personne handicapée comme projectile humain pouvait être interdite, « même en l'absence de circonstances locales particulières et alors même que des mesures de protection avaient été prises pour assurer la sécurité de la personne en cause et que celle-ci se prêtait librement à cette exhibition, contre rémunération ». La lecture de l’arrêt conduisait même à penser que non seulement le maire pouvait prendre son arrêté d’interdiction, mais qu’il en avait le devoir, au nom d’un droit humain supérieur aux intérêts immédiats de la personne concernée…

Le juge des référés du Conseil d’État pouvait alors, le 9 janvier 2014, franchir un pas de plus, interdisant à M. Dieudonné M’Bala M’Bala de tenir un spectacle en raison du « risque sérieux que soient (…) portées de graves atteintes au respect des valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacrés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par la tradition républicaine ». Le seul risque d’atteinte aux valeurs devenait ainsi suffisant pour justifier l’interdiction, ne serait-ce que pour « prendre les mesures de nature à éviter que des infractions pénales soient commises ». Non seulement l’ordre public ne se limitait plus aux risques de troubles graves, imminents et manifestes que ne pourraient contenir les forces de l’ordre, non seulement l’autorité administrative était en droit de prendre en compte les valeurs de la République, mais elle devait encore anticiper la possibilité que les atteintes à ces valeurs constituent des infractions pénales.

Si tout le monde s’entend pour reconnaître que la question du burkini ne relève ni de la décence ni de la salubrité (en tout cas pour les baignades en mer), le maire pouvait-il interdire sur ses plages, en vertu de ses pouvoirs de police, le port de vêtements « ayant une connotation contraire » au « principe de laïcité » ? Cela posait en réalité trois questions en une : 1) le principe de laïcité fait-il partie du corpus des valeurs et principes consacrés par la Déclaration de 1789 et la tradition républicaine (ce qui ne fait guère de doute) ? 2) le port d’un type de vêtement manifestant une idéologie religieuse qui distingue la condition féminine de la condition masculine est-il une atteinte au principe de laïcité (ce qui se discute) ? et 3) dans l’affirmative, l’atteinte est-elle suffisamment grave pour justifier une interdiction (ce qu’il fallait démontrer) ?

Mais c’est tout le débat qu’a refusé d’engager la juridiction des référés, en ignorant délibérément la jurisprudence que le Conseil d’État avait lui-même élaborée depuis son arrêt sur le lancer de nain : « les mesures de police que le maire d’une commune du littoral édicte en vue de réglementer l’accès à la plage et la pratique de la baignade doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées au regard des seules nécessités de l’ordre public, telles qu’elles découlent des circonstances de temps et de lieu, et compte tenu des exigences qu’impliquent le bon accès au rivage, la sécurité de la baignade ainsi que l’hygiène et la décence sur la plage. Il n’appartient pas au maire de se fonder sur d’autres considérations et les restrictions qu’il apporte aux libertés doivent être justifiées par des risques avérés d’atteinte à l’ordre public. » Exeunt la dignité humaine et les principes républicains, ainsi que les infractions pénales qui seraient susceptibles d’être constituées à l’encontre des lois de la République.

Cette ordonnance, rendue par une collégialité, oblige à s’interroger sur ce que veut, ou ne veut pas, le Conseil d’État, à l’heure en particulier où il prend une place nouvelle comme juge des libertés, au détriment du juge judiciaire. On observera tout d’abord qu’il aurait pu s’en tirer par une pirouette : le maire avait-il invoqué le bon motif, celui de la laïcité, au lieu par exemple de la discrimination homme-femme dont le burkini est une manifestation beaucoup plus évidente ? Il aurait pu feindre, sans toucher aux principes ni à sa jurisprudence, de n’y voir aucune atteinte grave au principe de laïcité, plutôt que de revenir à une lecture étroite du pouvoir de police, et attendre le coup suivant, où le problème aurait été mieux posé. S’il ne l’a pas fait, c’est qu’il ne voulait pas le faire, choisissant d’affirmer que le maire n’a à prendre aucune considération autre que les « risques avérés d’atteinte à l’ordre public » et tranchant pour finir que les manifestations d’une idéologie étrangère à nos valeurs ne méritent pas les foudres d’une interdiction municipale.

Les partisans de l’arrêt Benjamin pourraient donc se réjouir sans limite de voir ressusciter une jurisprudence qui était considérée comme particulièrement protectrice des libertés publiques et que les décisions citées plus haut avaient quelque peu bousculée. Mais cette ordonnance de référé peut laisser aussi à penser que si le Conseil d’État n’avait pas hésité à prendre des positions fortes – et audacieuses au regard des libertés publiques – quand il s’agissait de défendre les valeurs communes contre des atteintes venant de l’intérieur, il se montre beaucoup plus timoré pour affronter les atteintes symboliques de ceux qui, depuis une idéologie extérieure, ne les reconnaissent même pas.

Dans tous les cas, le Conseil d’État s’est placé dans une situation plus qu’inconfortable. S’il devait confirmer sa jurisprudence burkini sans renoncer à sa jurisprudence Dieudonné, il deviendrait schizophrène, tolérant des uns ce qu’il interdirait aux autres, et validerait une conception de l’ordre public fluctuant au gré des idéologies qui menacent l’ordre social. S’il veut se reprendre et étendre à tous sa jurisprudence Dieudonné – mais n’est-ce pas ce qu’il a voulu s’interdire désormais de faire ? –, il lui faudra se dédire et endosser le rôle peu enviable de censeur de toutes les déviances et dérives idéologiques, réelles ou supposées, de quelque nature qu’elles soient et sans distinction selon leur origine ou leur rattachement. S’il revient purement et simplement à sa jurisprudence Benjamin, il n’aura plus qu’à laisser libre cours à tous les extrêmes, dès lors qu’ils ne s’expriment que par la parole ou les signes.

L’abandon à la jurisprudence du soin de fixer les règles de la vie sociale, n’est-ce pas ce qui fait craindre souvent ce qu’on appelle le « gouvernement des juges » ?

 

 

9 septembre 2016

 

 

 

 

Dernières publications